Mme la présidente.
J’ai reçu de Mme Valérie Rabault et des membres du groupe Socialistes
et apparentés une motion de rejet préalable déposée en application de
l’article 91, alinéa 5, du règlement.
La parole est à Mme Christine Pires Beaune.
Mme Christine Pires Beaune.
Nous sommes réunis pour examiner deux projets de loi relatifs à la
dette sociale et à l’autonomie. Leurs enjeux sont colossaux ; leur
adoption aurait de lourdes conséquences, certaines même particulièrement
inquiétantes. Pourtant, nous nous apprêtons à en discuter dans des
délais extrêmement contraints, et une nouvelle fois dans le cadre de la
procédure accélérée, après avoir eu en commission spéciale un débat
express.
Tout d’abord, sur les 136 milliards de dette que vous
souhaitez transférer à la CADES, créée en janvier 1996 pour une durée de
treize ans, 92 milliards d’euros, c’est-à-dire la majeure partie, ne
constituent en rien une dette sociale. Les personnalités qualifiées
auditionnées dans la précipitation – elles ont reçu à dix-huit heures
vingt-huit une convocation pour le lendemain ou le surlendemain – par la
commission spéciale l’ont toutes signalé ! Le déficit de la sécurité
sociale prévu pour 2020 était de 5,4 milliards ; en raison de l’épidémie
de covid-19, il est aujourd’hui estimé à 52 milliards. Les 92 milliards
ne relèvent pas de ce déficit mais de la « dette covid » de la sécurité
sociale, c’est-à-dire des pertes de recettes découlant des mesures de
report ou d’exonération de cotisations sociales prises par le
Gouvernement face aux conséquences économiques de la crise sanitaire.
Si
nous ne contestons pas le bien-fondé de ces mesures d’urgence, nous
pensons, comme nombre d’économistes et d’acteurs du champ de la
protection sociale ou des secteurs de la dépendance et de l’autonomie,
que la nature exceptionnelle de cette dette créée par la crise mérite un
traitement spécifique. Ainsi que le propose le président du Haut
Conseil du financement de la protection sociale, Dominique Libault, que
nous avons auditionné, l’État devrait la prendre à son compte, et non
ajouter au déséquilibre structurel de la sécurité sociale. Cette
solution présenterait bien des avantages. D’une part, l’État emprunte à
des conditions un peu plus favorables. D’autre part, la CADES et l’État,
via l’Agence France Trésor, ne gèrent pas du tout leur dette respective
de la même manière : la CADES amortit la dette sociale en la
remboursant intégralement, intérêts et capital ; l’État, lui, fait
rouler sa dette en réempruntant indéfiniment le principal, à des taux
d’ailleurs négatifs ces dernières années, si bien qu’il n’en supporte
que les intérêts.
L’extinction de la CADES était prévue pour fin
2024. Afin d’amortir ce nouveau stock de dette, il faudrait continuer
d’affecter à ce poste les cotisations qu’elle perçoit, c’est-à-dire la
CSG et la CRDS, au moins jusqu’en 2033. Ces recettes seraient évidemment
bien plus utiles pour financer l’hôpital ou la dépendance dès 2025, ou
plutôt dès demain, si d’autres choix étaient faits ! En niant la
spécificité de cette dette et les avantages que je viens d’exposer, le
Gouvernement ferait une faute dont nous mesurons les conséquences
dangereuses. Cette décision infondée viendrait hypothéquer durablement
notre modèle social et annihiler les marges de manœuvre pour les années à
venir, en monopolisant chaque année 17 milliards d’euros de cotisations
sociales afin de solder une dette non sociale, au lieu de les mobiliser
pour répondre aux urgences actuelles et aux défis de demain.
Je
souhaite également revenir sur l’annonce de la création d’une cinquième
branche alors que vous ne prévoyez pas de moyens nouveaux ; pire, nous
venons de voir que vous comptez monopoliser jusqu’en 2033, dans le
meilleur des cas, les ressources que bon nombre d’acteurs envisageaient
d’affecter en partie à la dépendance et à l’autonomie. S’agit-il là d’un
tour de passe-passe, ou d’une véritable supercherie ? La prise en
charge de la dépendance nécessite des moyens, dont l’évaluation précise
se trouve dans le rapport consacré au sujet par Dominique Libault et
salué par tous, mais aussi dans celui de Myriam El Khomri concernant
l’indispensable et urgente revalorisation des métiers du grand âge. Les
hôpitaux et les EHPAD – établissement d’hébergement pour personnes âgées
dépendantes – sont toujours sous pression ; quant aux aides à domicile,
leurs représentants nous alertent régulièrement au sujet du manque
d’attractivité de cette profession pénible et faiblement rémunérée.
Personne
ne peut être opposé à la création de cette cinquième branche, promise
depuis 2007 par tous les présidents et tous les gouvernements
successifs.
M. Thomas Mesnier, rapporteur. Votez pour sa création, alors !
Mme Christine Pires Beaune.
Sous le gouvernement précédent, un certain nombre de membres du
Gouvernement, parmi lesquels l’actuel ministre des solidarités et de la
santé, siégeaient sur ces bancs ; certains faisaient même partie de la
commission des affaires sociales. Comme moi, ils étaient informés des
initiatives prises par les uns et les autres pour faire avancer le
sujet. Tous les groupes politiques de l’Assemblée se sont mobilisés,
chacun à sa manière et en imaginant ses solutions propres, pour que la
prise en charge de la dépendance reçoive enfin des financements à la
hauteur de l’enjeu.
Je suis désolée de devoir vous le dire : en
créant une coquille vide, sans aucun moyen nouveau, vous ne duperez ni
les personnes âgées dépendantes, qu’elles résident en EHPAD ou chez
elles, ni les personnes en situation de handicap, ni leurs familles, ni
les personnels soignants, et encore moins ceux du secteur de l’aide et
de l’accompagnement à domicile.
M. Maxime Minot. C’est du vent !
Mme Christine Pires Beaune. Je vous assure qu’ils doutent, qu’ils ont des yeux pour lire et des oreilles pour entendre, et qu’ils discernent les effets d’annonce et les annonces sans effet. (M.Boris Vallaud applaudit.)
M. Maxime Minot. De la com’, encore de la com’ !
Mme Christine Pires Beaune.
La question n’est donc pas d’afficher un énième contenant
supplémentaire mais de lui fournir du contenu, d’identifier et de
flécher durablement des moyens importants, pérennes, tout en amplifiant
le processus de décloisonnement entre les secteurs sanitaire et
médico-social engagé lors de la création de la Caisse nationale de
solidarité pour l’autonomie. Pour créer une cinquième branche qui
réponde à cet objectif ambitieux, Dominique Libault nous a rappelé lors
de son audition que la loi de financement de la sécurité sociale ne
pouvait servir de véhicule : il faut recourir à une loi organique.
Initialement, les projets de loi prévoyaient la remise d’un rapport du
Gouvernement et une concertation en vue de la création d’un cinquième
risque, d’une cinquième branche, dans le cadre du prochain projet de loi
de financement de la sécurité sociale. Or, en commission spéciale, le
rappporteur, par voie d’amendement, a inscrit la création d’une
cinquième branche dans le projet de loi ordinaire, et non dans le projet
de loi organique. Soit vous avez mal entendu, soit vous manquez de
l’ambition nécessaire à une prise en charge décloisonnée du risque de
perte d’autonomie.
J’en viens à la reprise d’une partie de la
dette des hôpitaux : 13 milliards d’euros, dont 10 milliards de
principal et 3 milliards d’intérêts. Vous nous dites qu’il s’agit de la
traduction concrète de l’engagement pris en la matière par le Premier
ministre. Remarquons que cette traduction arrive bien tard :
l’engagement en question a été pris il y a six mois, le 20 novembre
dernier, dans le cadre d’un plan visant à répondre à la crise de
l’hôpital public. Il est vrai que ce plan « d’urgence » survenait
lui-même après plus d’un an de mobilisation des personnels, qui criaient
leur détresse. Remarquons également que le transfert de cette dette à
la CADES est assez éloigné de l’annonce du Premier ministre, dont le
discours du 20 novembre 2019 promettait une loi adossée à la loi de
programmation des finances publiques, ce qui sous-entendait une reprise
de dette par l’État.
Surtout, le plus grand flou règne au sujet
des critères d’éligibilité à ce dispositif de reprise de dette, au sujet
de son périmètre, autrement dit des établissements de santé qui
pourront y avoir accès. Les réponses apportées en commission spéciale
par le Gouvernement et par le rapporteur n’ont fait qu’ajouter à des
inquiétudes déjà profondes. L’engagement initial du Premier ministre
avait en effet pour but de rendre des capacités d’investissement aux
hôpitaux publics : « C’est un geste fort pour l’hôpital public »,
disait-il, « au service d’une idée simple : que les communautés
hospitalières puissent se concentrer sur leur métier, le soin, au lieu
de s’épuiser à rembourser des emprunts », visée à laquelle je souscris
entièrement.
Or les destinataires de la mesure sont désormais
tous les établissements de santé relevant du service public hospitalier.
Le secrétaire d’État nous a expliqué en commission spéciale que cela
signifiait l’élargissement du dispositif aux établissements de santé
privés d’intérêt collectif, les ESPIC, dont le but n’est pas lucratif.
Je peux l’entendre et le comprendre. Seulement, de son côté, le
rapporteur du projet de loi ordinaire nous a indiqué textuellement que
les établissements privés à but lucratif n’étaient pas exclus du
dispositif, mais n’en représenteraient qu’une part infinitésimale,
puisqu’ils n’ont par définition pas vocation à produire de la dette.
L’argent du contribuable servira donc à rembourser les dettes
d’établissements privés, qui ont pu verser par ailleurs des dividendes à
leurs actionnaires !
L’intention de M. le rapporteur était
probablement de nous rassurer ; en ce qui me concerne, j’avoue que ses
propos ont plutôt produit l’effet contraire. Monsieur le secrétaire
d’État, il faut dissiper ce flou concernant les établissements privés à
but lucratif.
M. Alain Bruneel. C’est vrai !
Mme Christine Pires Beaune.
Notons au passage que, comme l’a indiqué la CNSA dans son avis, les
établissement médico-sociaux publics, malgré leurs besoins criants en
matière d’investissement, sont une nouvelle fois les grands oubliés de
ce dispositif de reprise de dette.
Il n’est plus admissible que
le médico-social soit la cinquième roue du carrosse. Concernant la CNSA,
le Gouvernement propose de transférer tout de même une petite fraction
de CSG, retirée à la CADES, à compter de 2024. Vous nous direz que c’est
toujours mieux que rien.
C’est vrai, mais 2024 est bien loin au
regard de l’urgence de la situation, en particulier pour permettre de
revaloriser les métiers de l’aide et de l’accompagnement à domicile, qui
nécessitent des moyens dès maintenant. Il y a urgence également pour
faire face à la situation des EHPAD, à propos de laquelle les
parlementaires de tous bords alertent depuis des années, et que la crise
a encore aggravée. Là aussi, le chiffrages précis des besoins existe,
notamment pour atteindre le ratio minimal entre soignants et résidents :
8 à 10 milliards d’euros d’après les conclusions de la mission
d’information menée par nos collègues Caroline Fiat et Monique Iborra.
Cette
fraction de 0,15 point de CSG, soit 2,3 milliards d’euros, doit être
comparée aux besoins chiffrés dans le rapport de Dominique Libault et
évalués, à partir de date de 2024, à 10 milliards. Nous sommes loin du
compte, alors que la question majeure de la diminution du reste à charge
pour les familles n’est pas traitée et que pas moins de 7 milliards
pèsent aujourd’hui sur elles.
Alors oui, vous avez raison,
2,3 milliards d’euros en 2024, c’est mieux que rien, mais c’est surtout
beaucoup trop tard et bien trop peu ! Vous voyez bien là une
illustration des conséquences concrètes de la décision d’affecter la
« dette covid » à la CADES.
En résumé, avec ces deux projets de
loi et vos grossiers tours de passe-passe, vous proposez de créer une
cinquième branche tout en portant des mauvais coups à l’arbre qui nous
est cher.
Mes chers collègues, compte tenu de tous les arguments
que je viens d’énumérer, je vous invite à voter la motion de rejet
préalable déposée par notre groupe et à réclamer au Gouvernement le
dépôt d’un projet de loi relatif à la dépendance, promise par le
Président de la République en 2018, repoussée en 2019. Nous sommes déjà
en juin 2020, et toujours aucun texte de déposé ! Cette loi est attendue
depuis plus de dix ans, nous pourrions ensemble, enfin, aboutir en
créant la cinquième branche et en prévoyant le financement nécessaire
pour une mise en place effective dès 2021. (Applaudissements sur les bancs des groupes SOC, GDR et FI.)
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